Congo. Les figures et les failles : lecture genrée du pouvoir dans Les Cancres heureux

Dans Les Cancres heureux, Cédric Mpindy ne se contente pas de dresser une satire politique : il bâtit un théâtre social où chaque personnage incarne une posture, une aliénation, une fracture. À cet égard, la distribution genrée des rôles révèle un déséquilibre structurel : les figures masculines occupent les centres de pouvoir, même en ruines, tandis que les figures féminines gravitent dans l’ombre de ces pouvoirs qu’elles subissent davantage qu’elles ne les orientent. En confrontant les deux versants de cette humanité romanesque, on saisit toute la force d’un roman qui dépeint, sous les traits de la caricature, la persistance des vieux schémas de domination dans une société déliquescente.

Masculinité en crise, pouvoir sans transcendance

Les personnages masculins sont omniprésents, bruyants, saturés de postures d’autorité. Mais ce vacarme masque un effondrement : ce sont des hommes usés, grotesques, abîmés par leur propre impuissance. L’adjudant-chef Retors se déguise en soldat de l’ordre alors qu’il n’est qu’un collecteur de pièces ; “Demi-dieu”, ridicule figure des services secrets, ne maîtrise même plus son propre corps ; le président, La Quintessence du Pouvoir, n’est qu’un orateur tragique suspendu à ses propres slogans. Ces figures, en apparence dominantes, sont intérieurement vidées de substance. La virilité qu’elles affichent est théâtrale, souvent comique, parfois pitoyable.

Mais si le pouvoir est entre leurs mains, c’est un pouvoir inversé : au lieu de produire de la stabilité, il engendre de l’absurde. C’est le règne d’une masculinité désorientée, incapable d’incarner le sens, la continuité, ou la justice.

Féminité confinée, paroles empêchées

Face à cette cacophonie masculine, les personnages féminins évoluent dans la marge, le silence, l’effacement. Laurène Ekabhat-Kabhat est réduite à une posture de représentation, ornementale, sans voix réelle dans les débats de fond. La collégienne, elle, est la figure poignante d’une sexualité offerte aux puissants avant même d’avoir choisi l’amour. Les femmes du quotidien – épouses, vendeuses, mères – sont anonymisées, réduites à des fonctions utilitaires, jamais sujettes à part entière.

Et pourtant, leur silence dit plus que toutes les envolées des hommes : il dit la dépossession. La femme dans Les Cancres heureux est assignée à une périphérie du pouvoir – politique, symbolique, langagier. Elle subit la parole mais ne la produit pas. Elle est regardée, jugée, utilisée – mais rarement entendue.

Une société sous scellés patriarcaux

La comparaison est sans appel : les hommes parlent, les femmes se taisent. Les hommes échouent en plein jour ; les femmes s’effacent dans la nuit. L’espace public est monopolisé par une parole masculine délirante, autoritaire et souvent vaine, tandis que l’espace privé est peuplé d’ombres féminines, silencieuses mais essentielles, comme les racines d’un arbre que le vent oublie jusqu’à ce qu’il tombe.

Cédric Mpindy, à travers cette distribution inégale, ne fait pas qu’illustrer un déséquilibre : il le dénonce. Il montre comment une société peut rester enfermée dans des rôles archaïques – l’homme dominateur, même impuissant ; la femme soumise, même lucide – sans qu’aucun bouleversement n’intervienne. Le roman donne à voir un monde suspendu dans une forme d’anachronisme collectif, où les rapports de genre reproduisent les rapports de domination, à l’infini.

À travers ses personnages masculins grotesques et ses figures féminines reléguées, Les Cancres heureux peint une société figée dans un théâtre de hiérarchies anciennes. Si la critique politique est manifeste, la critique sociale l’est tout autant – et peut-être plus profonde encore. Le roman devient ainsi un miroir désenchanté des sociétés postcoloniales patriarcales : il ne s’y joue pas seulement une lutte pour le pouvoir, mais une lutte pour la parole, pour la reconnaissance, pour la dignité. Et dans cette lutte-là, les femmes sont encore aux portes.

Juste BEMBELE/Pagesafrik.com

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *